Vu de Paris, Berlin ose-t-il « trop de progrès » en politique européenne ?

Comme le veut la tradition, le nouveau chancelier allemand Olaf Scholz – devancé, une fois n’est pas coutume, par la nouvelle cheffe de la diplomatie allemande Annalena Baerbock – a reservé ce vendredi 10 décembre sa première visite à l’étranger au président français ! Paris peut se réjouir du renouveau annoncé en politique européenne par le gouvernement « feu tricolore ». Pour autant, l’atelier du consensus franco-allemand devra continuer à déployer tout son savoir-faire.

« Mehr Fortschritt wagen » - « Oser davantage de progrès » - tel est l’intitulé du « contrat » qui circonscrira l’action du nouveau gouvernement allemand d’ici 2025. Au chapitre de la politique européenne, les ambitions ne manquent pas, ce qui marque une rupture avec les deux décennies qui viennent de s’écouler, marquées par la gestion extrêmement prudente et l’absence d’une vision à moyen ou à long terme d’Angela Merkel pour l’Union européenne. Le credo européen du nouveau gouvernement « feu tricolore » donne enfin l’espoir en France d’une « réponse allemande au discours de La Sorbonne » du président Macron. Il faut bien dire que, depuis le ministre écologiste des Affaires étrangères Joschka Fischer (1998-2005) dans son célèbre discours en 2000 devant la Humboldt-Universität, aucun responsable politique allemand de ce niveau n’a posé la question de la « finalité de l’Union européenne ». Le gouvernement d’Olaf Scholz va plus loin et affirme la volonté de travailler à ce que l’Union européenne se développe en direction d’un « Etat fédéral européen », renouant avec ce serpent de mer qui provoquait en France des sueurs froides dans les années 1990. La volonté affichée de « servir » l’UE trouvera-t-elle en France un écho favorable après deux décennies durant lesquelles la politique européenne de notre voisin d’outre-Rhin a essentiellement donné l’image d’un pays obsédé par la défense de ses propres intérêts, en particulier économiques ?

 

Les électeurs allemands ont-ils offert au gouvernement français le chancelier « qu’il voulait » le 26 septembre dernier ? Au plus haut niveau politique, Français et Allemands partagent non seulement la volonté de renouveler le pacte démocratique au sein de l’Union européenne (UE), mais aussi sur la plupart des moyens d’y parvenir. Manifestement, Paris et Berlin partagent désormais la nécessité d’une modification des traités, qui doit notamment soutenir le renforcement de la légitimité démocratique de l’UE au moyen d’un rôle accru du Parlement de Strasbourg, de l’établissement de listes électorales transnationales dans la perspective des futures élections au parlement de Strasbourg qui auront lieu en 2024 ou encore par une réduction du délai d’examen des propositions de la Commission au Conseil - pour ne citer que ces quelques aspects.

Cependant, Paris et Berlin devront sans doute encore accorder leurs violons sur la question du « Spitzenkandidat » pour désigner à l’avenir le/la président(e) de la Commission européenne ou encore sur l’abandon de l’unanimité au profit de la majorité qualifiée dans la prise de décisions au Conseil, synonyme d’une intégration politique accrue.

La question de la « souveraineté stratégique » fait toujours l’objet d’interprétations différenciées : le débat sur les « champions européens », entamé par les ministres de l’Économie Bruno Le Maire et Peter Altmaier, semble déjà tombé en désuétude. Lors de la présentation des priorités de la présidence française du Conseil de l’UE ce jeudi 9 décembre, le président français semble avoir revu à la baisse son aspiration à ce que l’« Europe [réitère] l’expérience de la dette commune éprouvée avec le plan de relance pour investir dans sa protection » pour rejoindre - sans épouser - les positions allemandes, qui envisagent de lancer « une initiative en matière d’investissements qui se concentre sur les projets transnationaux ayant une plus-value pour l’UE dans son ensemble » pour « accroître la capacité d’action de l’UE dans des domaines stratégiques importants ». Interrogé sur l’obsolescence de la règle des 3%, le président français a envoyé un signal sans ambiguïté au nouveau chancelier allemand en corrélant précisément l’assainissement des finances publiques - notamment de la France - à des investissements communs européens. Olaf Scholz a beau minimiser publiquement le rôle du nouveau ministre des Finances libéraux en précisant il y a quelques jours : « pour autant que je sache, c’est moi qui deviendrai chancelier (« Soweit ich weiß, werde ich jetzt Kanzler »), il n’en demeure pas moins que Christian Lindner est disposé à ouvrir le dialogue avec Paris… mais pas à ouvrir les « vannes ».

 

Les questions de sécurité et de défense devraient, elles aussi, favoriser davantage le débat que la concorde. Depuis l’unification allemande, les Français ont sans cesse exigé de leurs voisins qu’ils sortent de leur réserve traditionnelle au profit d’une politique étrangère et de défense commune. Durant les quatre années à venir, ce sont les stratèges parisiens qui pourraient être mis au défi de sortir d’une culture en politique de défense inscrite dans l’ADN de la VèmeRépublique pour favoriser l’émergence de cette identité européenne de sécurité et de défense, conjurée depuis plus de deux décennies. La France acceptera-t-elle de renoncer dans ce domaine à la sacro-sainte « souveraineté nationale française » pour accepter que des forces françaises - au sens large du terme - soient engagées, à l’encontre de sa propre décision nationale, parce qu’une « majorité qualifiée » au Conseil en aura décidé ainsi ? Rien n’est moins sûr. En outre, le nouveau gouvernement « feu tricolore » aspire à l’institution d’« ministre des Affaires étrangères de l’UE », qui se substituerait au Haut Représentant pour la PSDC. Une telle innovation institutionnelle pourrait certes, à l’avenir, éviter un camouflet, pour ne pas dire une humiliation du type de celle que le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov a infligé à Josep Borrell en février 2021. Mais quelles seraient alors les prérogatives de ce chef de la diplomatie européenne et quel serait son rôle vis-à-vis des 27 chefs de la diplomatie que compte l’UE ? Ces questions promettent déjà de fortes divergences de vues entre Paris et Berlin : indépendamment de l’issue des élections présidentielles fin avril prochain, il est aujourd’hui impensable que Paris adhère à court ou moyen terme à cette proposition. Ne parlons pas de la fameuse « boussole stratégique » qui, telle que défendue par Berlin, risque de mettre à rude épreuve la culture stratégique française. La conception allemande prévoit une implication accrue du Parlement européen, qui devrait non seulement contrôler les missions civiles et militaires, mais aussi obtenir un droit de regard et de contrôle sur le fonds de défense. Finalement, la projection décrite dans l’accord gouvernemental s’inspire du modèle de « l’armée parlementaire » de l’Allemagne qui puise dans le contrôle parlementaire sa pleine légitimité démocratique.

 

Ne soyons pas naïfs : dans le contexte franco-français d’une droitisation de l’opinion publique, certaines des aspirations allemandes en politique européenne ne pourront trouver en France un écho favorable jusqu’au terme de la nouvelle période législative qui débute outre-Rhin. Le gouvernement français peut certes se réjouir du nouveau volontarisme d’une Allemagne résolument pro-européenne, mais qui présente aussi sur certains points une vision de l’UE diamétralement opposée à la sienne.

 

Par Julien Thorel, Directeur du Centre de Politique Européenne | Paris