Souveraineté européenne : un nouveau paradigme pour l’Union ?

« En 2017, la souveraineté, c’était un grand mot. Aujourd’hui, la nécessité de construire des capacités communes de cybersécurité et de défense (…) et de réindustrialiser nos pays (…) est devenue un vrai sujet qui est de plus en plus partagé par beaucoup d’États membres. »

Ainsi s’exprime Nathalie Loiseau, députée européenne et ancienne Ministre chargée des Affaires Européennes à propos de la souveraineté européenne, aussi souvent nommée « autonomie stratégique ». Idée généreusement portée par le gouvernement français depuis 2017, la souveraineté européenne gagne de plus en plus de place dans le débat public et prend même une nouvelle dimension dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne (PFUE) où elle figure au cœur du programme énoncé le 9 décembre dernier.

Il s’agit donc de questionner cette dynamique : une nouvelle ère est-elle réellement en train de s’ouvrir en matière de souveraineté européenne ? La PFUE en serait-elle le fer de lance ? De nombreuses opportunités se dessinent bel et bien en la matière, mais des blocages internes – comme la crainte de dissolution des souverainetés nationales – et externes – comme le refus des États-Unis de voir une Défense européenne émerger – risquent d’entraver son développement.

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Sur de nombreux sujets, force est de constater que le besoin de souveraineté européenne se fait de plus en plus sentir, pour permettre à l’UE d’acquérir une capacité d’autodétermination, une « liberté » comme le souligne Emmanuel Macron dans son discours au Parlement européen du 18 janvier dernier. Une liberté intérieure d’abord, en permettant aux marchés, notamment industriels ou numériques, de se protéger des acteurs économiques extérieurs – à commencer par les GAFAM américains et BATX chinois. Une liberté extérieure avec un approfondissement de l’Europe de la Défense et des Affaires étrangères, par le biais notamment de la mise en place d'un Fonds européen de défense, du projet d’avion franco-hispano-allemand SCAF ou des réflexions autour du renforcement des prérogatives du Haut Représentant européen aux Affaires étrangères. Une liberté budgétaire avec une réforme à venir des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance, dont le biais pro-austérité a fortement impacté la croissance européenne la décennie passée, et avec la négociation de nouvelles ressources propres ou l’imposition d’une taxe sur les géants du numérique. Une liberté monétaire avec l’accroissement de l’influence de l’euro à l’international. Une liberté financière avec l’approfondissement de l’Union bancaire et des marchés de capitaux permettant à l’UE de rivaliser avec la Grande Bretagne et les États-Unis. Une liberté commerciale avec le projet européen de routes de la soie (EU Gateways). Une liberté énergétique avec la mise en œuvre du Green Deal européen et du paquet « Fit for 55 ». Enfin, une liberté d’exister réellement dans les relations internationales grâce à l’émergence d’une UE unie dans les institutions internationales, lui permettant peut-être à termes de devenir une puissance d’équilibre, un arbitre, dans l’opposition entre les États-Unis et la Chine qui devrait constituer le clivage géopolitique le plus marquant du XXIème siècle.

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Tous ces projets de souverainetés-libertés posent néanmoins la question du consentement populaire, démocratique, dans les États-Membres de l’UE. De ce point de vue-là, l’opposition est réelle et dispose de plusieurs arguments.

Tout d’abord, les points de vue divergent sur ce qu’est, en substance, une souveraineté européenne : la perspective allemande souligne le rejet du protectionnisme et l’imposition du multilatéralisme dans les relations internationales comme essence de la souveraineté européenne, tandis que le programme français de la PFUE estime que la souveraineté européenne ne saurait se départir d’une défense puissante et de mécanismes de protection vis-à-vis des dépendances extérieures en tout genre. Les deux s’accordent néanmoins sur la domination du politique sur le juridique et le renforcement de la capacité d’action extérieure pour définir cette notion de souveraineté.

L’opposition à une souveraineté européenne se nourrit également du rejet du fédéralisme européen qu’impliquerait cette souveraineté. Fédéralisme se fondant tout d’abord sur un ordre juridique suprême : l’attitude de la CJUE à l’égard de la Pologne dans une affaire de violation de l’État de droit illustre que les institutions européennes sont désormais prêtes à faire primer le droit européen coûte que coûte sur le droit national, même constitutionnel. De surcroit, l’influence de Bruxelles s’accroit aussi sur la production législative nationale. Fédéralisme se fondant ensuite sur un budget similaire aux autres États réellement fédéraux : en effet, avec un ordre juridique plaçant le droit européen au sommet, une ébauche d’instrument budgétaire d’ampleur comme peut l’être le plan Next Generation EU, une banque centrale crédible comme la BCE, et la nécessité de compenser les déséquilibres macroéconomiques de la zone euro, les prérequis à l’établissement d’une véritable fédération européenne se caractérisant par une mutualisation des dettes et des ressources fiscales comme cela s’est produit au moment de la création des États-Unis en 1790, avec la création du Trésor américain sous l’égide d’Alexander Hamilton, sont désormais remplis.

À l’heure actuelle, ce possible « moment hamiltonien », ce saut fédéral fantasmé, suscite donc de nombreuses craintes en Europe, à commencer par la France où des voix se lèvent pour affirmer le caractère « imprescriptible » de la souveraineté populaire nationale, la « possibilité de dire non », et pour rappeler la citation de De Gaulle : « Chaque peuple est différent des autres, avec sa personnalité incomparable, inaltérable, irréductible. Si vous voulez que des nations s’unissent, ne cherchez pas à les intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons (…), l’union de l’Europe ne saurait être la fusion des peuples, mais elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement ». Les déséquilibres et les différences entre les États européens ne saurait de fait disparaitre dans une entité continentale souveraine.

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Ces projets de souverainetés-libertés suscitent également l’opposition de puissances à l’extérieur de l’UE, à commencer par notre allié le plus proche et le plus important : les États-Unis. Alors que l’UE est en train de s’organiser pour faire exister une Europe de la Défense, les Américains freinent les projets de fonds européen de Défense initié par Emmanuel Macron et Angela Merkel et voient d’un mauvais œil le projet d’avion SCAF, concurrent du F35 américain et de la prochaine génération de chasseurs aériens américains. Par le biais de l’OTAN, les États-Unis restent le premier bouclier de l’Europe par le biais de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord qui déploie près de 70 000 soldats américains sur le continent européen et de la dépendance technologique militaire d’un bon nombre d’États Membres de l’UE à son égard. Même si cette protection à un coût élevé (6 Md € par an pour les États-Unis), il semble que les Etats-Unis n’acceptent pas pour l’heure que l’Union européenne, représentant de 14 Md € de PIB annuel et disposant de la deuxième monnaie mondiale, l’euro, puissent être indépendante militairement, notamment en raison de son conflit de plus en plus évident avec la Chine.

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La PFUE fait ainsi ressortir à la fois ces aspirations à une « liberté » européenne accrue, à une indépendance stratégique et économique vis-à-vis de ses partenaires et compétiteurs ; mais aussi ces craintes de dissolution des États Nations dans une entité supranationale, souvent jugée « sans chair » et « dictatorial » sur le plan juridique ou parfois politique ; ainsi que la crainte de déchirement stratégique vis-à-vis d’alliés historiques comme les États-Unis. Elle est un moment charnière pour ce concept de souveraineté européenne.

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Quoi qu’il arrive, Il est aujourd’hui du ressort des puissances publiques, surtout de la France, mais aussi de l’Allemagne – qui préside le G7 cette année –, de jouer subtilement de ces blocages pour faire avancer cette idée de souveraineté partagée.Cela passera par une affirmation toujours plus forte des valeurs et des droits de l’UE. Cela passera par un travail de démocratisation accrue du projet européen, comme y travaille la Conférence sur l’Avenir de l’UE. Cela passera par le dépassement des tensions et divergences sur des sujets clés, comme peuvent l’être la taxonomie, la réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance, ou les projets de Défense européens. Enfin, cela passera par l’affirmation de l’UE sur la scène mondiale. Il s’agit d’ailleurs peut être du vecteur de développement de la souveraineté européenne le plus évident.

C’est notamment pour porter cette souveraineté européenne vis-à-vis du reste du monde que le cep Paris prend désormais, sous l’égide de son nouveau directeur Marc Uzan, une direction qui portera les débats européens sur la scène internationale.

2022 sera ainsi marquée par de nombreux rendez-vous organisés et coorganisés par le cep Paris, d’abord autour de la PFUE mais également autour d’autres évènements internationaux qui restent à préciser. Le programme de travail du cep Paris se concentrera sur les problématiques européennes économiques et financières, avec un tropisme plus international. Il sera notamment question de la réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance prévue cette année, mais également de la finance numérique, du budget européen et de la place de l’UE dans les institutions internationales.

Nous vous donnons donc rendez-vous bientôt, d’abord sur notre site et notre page LinkedIn, pour parler plus précisément de la PFUE et de la chair qu’elle aura, ou non, apporté à cette idée de souveraineté européenne.

Victor Warhem

Economiste, cep | PARIS